
Un usager de votre médiathèque souhaite emprunter "Mein Kampf". Vous vous interrogez sur les pratiques concernant la fourniture de ce genre de titres à des usagers.
Il peut a priori exister une tension entre deux impératifs, d’une part, le souhait de rendre accessible la diversité de la production humaine, y compris celle faisant largement l’objet d’une condamnation morale et, d’autre part, le souhait de ne pas se faire le relai d’idéologie promouvant le racisme et l’antisémitisme.
Le choix d’offrir aux usagers les collections les plus pluralistes s’inscrit dans la lignée des textes fondamentaux des bibliothèques, consacrés par ailleurs par la loi dite Robert, du 21 décembre 2021 :
Art. L. 310-4.-Les collections des bibliothèques des collectivités territoriales ou de leurs groupements sont pluralistes et diversifiées. Elles représentent, chacune à son niveau ou dans sa spécialité, la multiplicité des connaissances, des courants d'idées et d'opinions et des productions éditoriales. Elles doivent être exemptes de toutes formes de censure idéologique, politique ou religieuse ou de pressions commerciales. Elles sont rendues accessibles à tout public, sur place ou à distance.
Source : Article 5. LOI n° 2021-1717 du 21 décembre 2021 relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique. Légifrance
Toutefois, la loi prévoit des limites, comme indiqué dans la Déclaration des droit de l'Homme de 1789, à valeur constitutionnelle :
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi.
Source : Article 10. Déclaration du 26 août 1789 des droits de l'homme et du citoyen, 26 août 1789. Légifrance
Comme développé dans ce billet juridique :
[…] Si, en France, seules les publications destinée aux enfants font l’objet d’un contrôle préventif et d’une éventuelle censure […], les livres, d’une façon générale, peuvent subir une censure administrative ou judiciaire dès lors que leur contenu tombe sous le coup […] des dispositions de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse
[…]
Il est en effet interdit de faire l’apologie de crimes contre l’humanité, de provoquer à la haine raciale, ethnique ou religieuse.
Source : Fallait-il autoriser la réédition de « Mein Kampf » ? Etienne Madranges, avocat, Journal Spécial des Sociétés, 06/04/2025
Toutefois, en France, la Cour d'appel de Paris a décidé, dans un arrêt du 11 juillet 1979, d'autoriser la vente de Mein Kampf, compte-tenu de son intérêt historique et documentaire, mais assortissant cette autorisation de l'insertion en tête d'ouvrage d'un texte mettant en garde le lecteur :
En revanche, en application de cet arrêt, toute publication en France de cet ouvrage doit désormais être précédée d'un rappel des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse sanctionnant, notamment, l'apologie des crimes contre l'humanité, d'un avertissement au lecteur expliquant « les raisons de droit et de fait pour lesquelles aucun acte de propagande en faveur des thèses imaginées par Hitler ne pourrait être toléré en France », et rappelant de façon précise « les crimes contre l'humanité auxquels a conduit la mise en oeuvre systématique de la doctrine raciste et les conclusions des travaux scientifiques qui lui ont été consacrés ». Cette solution jurisprudentielle permet de concilier les impératifs de la connaissance historique d'une période tragique de l'histoire de l'humanité, avec ceux de l'ordre public. C'est la raison pour laquelle il n'est pas envisagé d'interdire cet ouvrage sur le fondement de l'article 14 de la loi du 29 juillet 1881.
Source : Mein Kampf. édition et diffusion. Interdiction. Site de l’Assemblée nationale. Réponse publiée au JO le 31/08/1998, page 4829.
L'édition originale aux nouvelles éditions latines doit donc comporter cet avertissement comme toutes les éditions de ce livre.
L’intégration d’un ouvrage comme Mein Kampf, ou de tout autre document similaire, dans les rayons de sa bibliothèque relève d’abord et avant tout de l’adéquation du document à la politique documentaire de l’établissement. Quelle légitimité possède ce document au regard des publics desservis, des missions et spécificités de la structure, des orientations décidées ?
Nous vous partageons à cet égard trois extraits éclairants :
La responsabilité d’un choix pourra alors échapper à l’imbroglio des considérations politiques et morales abstraites pour s’inscrire dans la logique de la collection et de l’expertise intellectuelle que nous venons d’évoquer. Si l’on prend l’exemple si souvent évoqué de Mein Kampf, la place du document ne s’appréciera pas au regard du « pluralisme » – ce qui engendrerait des débats abstraits, au terme desquels il serait difficile de parvenir à un consensus –, mais au statut de la bibliothèque et à la place accordée, dans le fonds historique, aux témoignages des acteurs de la période de la République de Weimar et du régime nazi, au sein du corpus d’histoire de la période.
Source : « Loi symbolique » ou mesures concrètes ? : réflexions sur la lecture publique », Thierry Giappiconi, Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2018, n° 15, p. 126-140.
Ce devoir de représentation [le pluralisme évoqué en première partie de cette réponse] est tempéré par deux critères : la spécialisation éventuelle d’une bibliothèque et son « niveau », c’est-à-dire sa taille. Cela tempère la notion traditionnelle d’encyclopédisme des collections.
Source : Décryptage de la loi sur les bibliothèques territoriales. Association des bibliothécaires de France (Abf), page 5
On peut aller encore plus loin dans cette direction « contextuelle », et affirmer que Mein Kampf n’a pas le même sens selon qu’il est acheté par la bibliothèque de Sciences Po, la bibliothèque municipale de Lyon, ou celle de Vitrolles : c’est bien toujours le même recueil de signaux textuels, mais, en étant inscrit dans des contextes documentaires, sociaux et politiques différents, il prend des significations différentes et propose des lectures différentes.
C’est pourquoi il convient professionnellement de se méfier de tout discours radical voulant imposer ou proscrire tel ou tel titre dans l’absolu, mais il faut essayer de peser ce en quoi tel titre complétera, modifiera, amendera, ouvrira ou au contraire fermera des pistes de lectures possibles, entrera ou non en résonance avec les objectifs de la bibliothèque et les multiples contextes qui conditionnent les sens de la collection.
Source : « La collection entre offre et demande ? », Bertrand Calenge, Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2001, n° 2, p. 40-48.
Ainsi, dans une bibliothèque disposant d’un fonds spécialisé en histoire contemporaine, la présence de l’ouvrage fait sens. Dans une bibliothèque départementale qui a vocation, entre autres, à mettre à disposition des bibliothèques de son territoire un réservoir de ressources conséquent, le sens se fait encore. Dans une petite bibliothèque rurale, en revanche, la présence de cet ouvrage en rayon interrogerait.
Afin d’en savoir plus, nous vous invitons à contacter le Comité d'éthique de l’ABF.
Pour aller plus loin :